Dans l’histoire de notre famille, certains lieux ont acquis, au fil des ans, une dimension presque mythique… Lomé, au Togo ou Lagos, au Nigéria… Ces deux villes d’Afrique de l’ouest, où nous avons vécu à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix, évoquent encore dans la famille de nombreux souvenirs, liés aux aventures et aux épisodes rocambolesques de notre adolescence.
Le lac Kivu, situé à la frontière du Congo et du Rwanda, fait lui aussi partie de ces lieux emblématiques.
C’est ici, au début des années soixante, que nous avons passé une partie de notre enfance…
À Bukavu, au Congo.

La ville de Bukavu, soulignée en rouge, à la pointe sud du lac Kivu, en République démocratique du Congo. Sur la rive est du lac, côté rwandais, la commune de Kibuye où je suis arrivé samedi. Au nord-est du Rwanda, Nyagatare où je travaille comme coopérant depuis la mi-septembre.

Coupe traditionnelle du bois (sur pilotis) devant le lac Kivu, à Kibuye, samedi.
Réunie autour de mon père, médecin à l’OMS, notre famille a vécu pendant près de trois ans (1961-1964) dans une grande maison située à la pointe sud du lac, à Bukavu, dans la province du Kivu, au Congo ex-belge.

Mon père, futur médecin à l’OMS

Ma mère, Marie
C’était l’époque turbulente des indépendances. Les pays africains, l’un après l’autre, réclamaient leur autonomie.
Le Congo avait obtenu la sienne le 30 juin 1960.
Le président de la jeune république s’appelait Joseph Kasa-Vubu. Son Premier ministre, Patrice Lumumba.

Patrice Lumumba, Premier ministre du Congo entre juin et septembre 1960, sera assassiné en janvier 1961 près d’Élisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) au Katanga.
Les Nations-Unies envoyaient alors, par dizaines, des fonctionnaires du monde entier prêter main forte à ces nouveaux pays qui naissaient dans un immense espoir… mais aussi dans la douleur et les déchirements causés par la fin de la période coloniale.
Mon père était l’un de ces nombreux professionnels, recruté par l’ONU en Haïti, et affecté, en février 1961, comme chirurgien à l’hôpital de Bukavu, la ville principale de la province du Kivu, au Congo.

Mon père peu après sa sortie de l’école de médecine…
D’Haïti, ma mère et ma soeur, puis, quelques mois plus tard, mes frères et moi, étions venus le rejoindre à Bukavu… au bout du monde!

Bukavu, située à l’est de la République démocratique du Congo. Le pays s’appelait, jusqu’en juin 1960, le Congo Belge. Au sud-est du pays, Lubumbashi, dans la province du Katanga, où mon père sera promu et muté après 3 ans à Bukavu.
C’était l’époque des premiers vols transatlantiques commerciaux avec Pan Am ou TWA… Voyager était une fête!… Les hôtesses de l’air portaient encore des gants blancs et un petit chapeau élégant posé au-dessus de leur chignon.
Après des heures de vol et plusieurs escales, entre Port-au-Prince, New York, Dakar, Accra, nous atterrissions enfin à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa), la capitale du Congo… avant de sauter dans un autre avion – un DC3 – afin de gagner Bukavu, dans la province du Kivu…
L’Afrique!
J’avais 6 ans.

Bukavu, en 1963. Ma mère (à gauche, en robe beige) rayonne sur le seuil de notre maison, près du lac Kivu, à l’occasion d’une des nombreuses fêtes d’anniversaire organisées au sein de la communauté étrangère. Entre mes frères, déguisés en mousquetaires, et ma soeur, en jeune espagnole, on m’a affublé (je n’ai jamais trop su pourquoi)… d’un costume de… Breton!…
Mes frères et moi étions inscrits, comme élèves externes, dans l’une des bonnes écoles de Bukavu, le « Collège Notre-Dame de la Victoire ».

Bulletin de classe de 1ère année au Collège Notre-Dame de la Victoire, à Bukavu. Année scolaire 1962-1963, 2è trimestre. « Premier en Lecture, Chant, Gymnastique et Orthographe. »

Bulletin de l’année scolaire 1963-1964, en 2è année, semaine du 31 octobre 1963.
Nous passions avec nos amis une partie de notre temps libre à jouer aux alentours du lac, sur des petits chemins de terre rouge bordés de roseaux…
Accompagnés d’adultes, nous allions quelquefois en bateau explorer le littoral, au large de Bukavu.
Serrés et un peu craintifs dans notre embarcation, nous admirions au loin, émerveillés, les pêcheurs, silencieux, en équilibre sur leurs longues pirogues.
Nous revenions à la maison en fin de journée, grisés, fourbus, la tête pleine d’images, étourdis, engourdis par le soleil, le vent, le cri des oiseaux…
Que de souvenirs!

Dans le jardin de notre maison, le même jour que la photo précédente, en compagnie de mes frères, de ma soeur et d’une amie de la famille. Ces anniversaires et fêtes costumées permettaient aux familles des Nations-Unies, basées à Bukavu, de se retrouver régulièrement…
Je me rappelle d’une journée de novembre 1963 où mon père un matin sortit en hurlant de la salle de bains, son rasoir encore dans la main, en criant à tue-tête: « Kennedy a été assassiné! Kennedy a été assassiné! ». C’était le 22 novembre, le jour de mon anniversaire.
Alertés eux aussi par la radio, des amis de mon père arrivèrent à la maison. Il y eut toute la journée, et jusque tard dans la nuit, de longs conciliabules. On parlait de complots. De Dallas. L’avenir de la mission de l’ONU au Congo était remis en question. L’assasssinat de Kennedy avait ébranlé toute la communauté.

Mon père (second à gauche) entouré de collègues et de membres de la communauté des Nations-Unies à Bukavu, au Congo, en 1962 ou 1963. Des centaines de professionnels haïtiens (professeurs, ingénieurs, agronomes, médecins) furent recrutés à cette époque par l’ONU et dépêchés au Congo – l’administration coloniale belge ayant largement déserté le pays après l’indépendance, en juin 1960.

Mon père, à droite, avec quatre de ses collègues à Bukavu. En 1962, les professionnels haïtiens constituaient le deuxième contingent en importance d’experts travaillant pour l’ONU au Congo. Citons, parmi eux, Maurice Dartigue, à la tête de l’UNESCO et le Docteur Athemas Bellerive qui dirigeait depuis Léopoldville le bureau de l’OMS.
Après 49 ans d’absence, me voilà de retour au lac Kivu, côté rwandais cette fois. Après deux heures trente de route depuis Kigali, je suis arrivé samedi, dans la matinée, à Kibuye.
(Comme la plupart des villes au Rwanda, Kibuye a été rebaptisée, il y a quelques années. Le nom officiel de la ville est maintenant Karongi. Cependant, la grande majorité des Rwandais continue d’utiliser les noms traditionnels des villes.)
Chef-lieu de la province de l’ouest, Kibuye compte environ 60 000 habitants. Nous sommes ici sur la rive est du lac Kivu, à 80 kilomètres environ, à vol d’oiseau, de Bukavu.
Belle surprise à mon arrivée. Contrairement à Nyagatae, on parle à Kibuye, partout et sans réticence, le français!
La ville a beaucoup souffert pendant la période du génocide (avril-juillet 1994). La population est ici plus pauvre que dans la province de l’est. De nombreuses femmes marchent dans les rues, pieds nus. Elles n’ont, semble-t-il, pour toute possession, que leur pagne et leur enfant, qu’elles portent sur le dos. Comment survivent-elles, au jour le jour? Où passent-elles la nuit?
Importante présence militaire également. Des soldats de l’armée rwandaise, armes au poing, patrouillent la ville. À cause du conflit qui s’éternise – et s’envenime – dans la région du Nord-Kivu, située de l’autre côté du lac, au nord de Goma, en territoire congolais.
Certaines choses cependant n’ont pas changé. Les enfants à Kibuye bricolent encore au bord du lac, avec des fils de fer et des morceaux de ficelle, des petites voitures, munies d’un long volant, qu’ils conduisent, en criant, sur les mêmes chemins de terre que j’ai foulés, enfant…
J’ai pris mes quartiers dans un hôtel modeste – et légendaire chez les coopérants qui oeuvrent au Rwanda: « Home St-Jean ».
L’hôtel, construit en 1962, appartient au diocèse de Kibuye/Karongi. Le bâtiment était, à l’origine, un centre d’accueil destiné à héberger les missionnaires. Beaucoup de prêtres viennent encore aujourd’hui y passer quelques jours, en retraite.
Grand sentiment de sérénité sur la terrasse de l’hôtel qui surplombe le lac Kivu.
Quelle surprise de retrouver à l’hôtel un groupe de coopérants de VSO (Volunteer Service Overseas) basés à Nyanza, dans la province du sud. Ils prennent ici quelques jours de repos. Nous avons ensemble passé un moment à converser et à nous baigner dans le lac.
Quelle émotion de nager dans le lac Kivu après tant d’années!

Baignade dans le lac Kivu, samedi après-midi, au pied de l’hôtel « Home St Jean » à Kibuye.
Le lac Kivu demeure, selon moi, en Afrique, l’un des secrets les mieux gardés des grands circuits touristiques.
Pour combien de temps?
Par sa beauté, par la propreté de son environnement, par la grande limpidité de son eau, le lac devrait, à mon avis, figurer tout en haut de la liste des plus beaux lacs du patrimoine universel – à côté du lac Atitlan, au Guatemala ou du lac Titicaca, situé à la frontière de la Bolivie et du Pérou….
Voilà un beau projet auquel devraient s’atteler les autorités rwandaises et congolaises…

Temps couvert sur lac Kivu avant mon départ
Ce n’est pas long, deux jours! Je n’ai pas eu le temps d’aller faire un tour dans les îles. Le vent s’est levé, dimanche, et la météo est inclémente. Ce sera pour la prochaine fois.
Il faut déjà songer à quitter Kibuye! Je dois reprendre la route pour Kigali et Nyagatare. Le travail m’attend…
Au-revoir, lac Kivu!
Je reviendrai, c’est sûr, avant mon départ du Rwanda…

Mes parents au Mexique, ci-dessus, en 1953, huit ans avant le début de leur longue aventure africaine. Après Bukavu, mon père sera promu et muté à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) au Katanga, dans le sud-est du Congo. Sa carrière avec l’OMS le conduira ensuite à Lomé, au Togo, puis à Lagos, au Nigéria, à Kinshasa ensuite et, enfin, à Brazzaville.
Un mot de politique pour finir. La réélection de Barack Obama aux élections américaines tenues il y a quelques jours a été accueillie ici avec beaucoup de réserve.
Aucun mouvement d’enthousiasme ou de liesse populaire. De nombreux Rwandais – et la grande majorité des ressortissants de l’Afrique de l’est – n’ont jamais pardonné au président Obama son oubli – ou son refus – de visiter, pendant son premier mandat, le Kenya, pays où est né son père. Cet oubli a été perçu ici comme un affront.
Pendant ses premières quatre années à la Maison Blanche, Obama, répète-t-on, a visité, en Afrique, l’Égypte et le Ghana, mais n’est jamais venu rendre hommage au pays paternel. Impardonnable en Afrique.
Le président nouvellement réélu a maintenant quatre ans pour ans pour se racheter. Le fera-t-il?
Cher Max, ton récit personnel sur ton retour sur les lieux d’une partie importante de ta jeunesse melangé avec des photos de famille je trouve touchant. Quelle beauté tu as vécu – il y a longtemps, et encore aujourd’hui! Auras-tu la possibilité la prochaine fois de te rendre jusqu’à Bukavu?
Merci, Ian! Malheureusement, pour Bukavu, il faudra attendre encore un peu. Les coopérants de VSO n’ont pas, pour l’instant, le droit de se rendre au Congo (ni au Burundi). C’est dommage!
Superbe retour sur votre enfance en Afrique, très émouvant.
Bises,
Noé
Merci, Noémie! Ce court voyage au bord du lac Kivu a été, en effet, émouvant. J’aimerais y retourner avant mon départ et y passer plus de temps. Ce serait formidable d’y aller avec des membres de la famille… Je crois que tu aimerais beaucoup la région, Noémie!
Bonjour à Manue et à Jessica.
Que de souvenirs! Merci pour le rappel de l’histoire familiale.
Quelle coïncidence! Hier, j’étais avec un collègue, Dr. Jacques Pépin, qui a reçu récemment de nombreux prix pour son travail sur les origines du sida en exploitant les données d’archives coloniales au Congo (à écouter : http://www.radio-canada.ca/emissions/les_annees_lumiere/2011-2012/chronique.asp?idChronique=175702).
Jacques confirme que les Belges n’ont jamais encouragé l’émergence d’une élite noire au Congo. À l’indépendance en 1960, seule une vingtaine de congolais avaient obtenu un diplôme universitaire! C’est pour combler ce vide qu’environ 4500 professionnels comme papa ont répondu à l’appel de l’ONU. Le choix n’était pas trop difficile au pays de Papa Doc !
Les photos et le texte qui les accompagne sont magnifiques. Pends soin de toi.
Cher Max,
Quelle beau retour aux souvenirs de votre jeunesse. La beauté de la région est aussi splendide dans tes photos que dans les photos et films pris par Papa dans les années 60. Quelle chance que vous avez eu de partager ces expériences en famille. Merci pour ce superbe récit!
Affections, Nancy
Merci, Nancy et Alix!
Alix, difficile d’ici de télécharger l’émission de Radio-Canada, mais toute cette période de la décolonisation en Afrique m’intéresse et me fascine de plus en plus. Ai trouvé (merci Google) 2-3 articles récents sur le travail du Dr. Jacques Pépin que je lirai cette semaine. Merci pour les infos.
Cher Max
Ce fut vraiment un plaisir de faire votre connaissance et de partager nos opinions sur differentes cultures…..
Faites moi signe quand vous visiterez nos belles montagnes de Ruhengeri.
Sandra
Merci, Sandra!
J’ai bien hâte dans les prochains mois de découvrir la province du nord!
Salut Max, c’est moi encore. Dans 24 heures je serai au niveau de la côte nord-ouest de l’Afrique en route vers Gran Canaria en pensant à toi plusieurs milliers de kilometres plus loin. Je n’aurai probablement pas d’internet, alors je te souhaite déjà tout ce qui est beau pour le 22 et ne t’inquiète pas pour les cheveux gris!
Merci, Ian!!
Bon voyage aux ïles Canaries!
Dear Max,
No wonder you are the way you are! It’s in your genes. Global citizen…
The legacy of your parents: responding to the quiet whispers in their souls, courage, resilience, and making the best life possible for 4 children, are exemplified, I think, in your life experiences… How rich a life they offered you… of significance, purpose, and creativity in using your wisdom, talents, skills and abilities.
I am very moved by the images; very powerful. Thank you for inspiring me!
Bien cher Max,
Quel bonheur de te lire. Je viens de parler à Diana qui m’a référé à ton blog quand je lui ai demandé de me parler de toi. Je rentre d’une grande tournée qui m’a amené depuis la fin septembre au Québec (2 fois), en Californie (2 fois), en France, et à Ottawa pour le 2e Forum International de l’EUMC. Je suppose que j’ai toujours la bougeotte. Mais je constate que toi tu es en mouvance continue et que tu vis une merveilleuse aventure dans un pays que tu connaissais et qui maintenant te reconnait. Continue de partager avec nous tes accomplissements et tes émotions.
A + donc
Jean-Guy
Bonjour Jean-Guy,
Ce serait formidable d’inclure l’Afrique dans tes prochains voyages. Planifies-tu toujours venir me remplacer au Rwanda, comme tu l’as fait autrefois (en 1999) au Vietnam? Bon retour à Vancouver! Amitiés à Tuyet.